15 octobre 2014 3 15 /10 /octobre /2014 08:00

 

Les réserves d’eau-de-vie

 

Les officiers de surveillance ont bien observé que certains marins mettaient soigneusement de coté tout ou partie de leur ration journalière d’eau-de-vie en dépit du règlement. Certains capitaines admettaient. L’explication qui en était donnée souvent était peut être un peu simpliste, les ivrognes invétérés auraient fait des réserves de tord boyaux de façon à avoir de quoi accéder à une ivresse plus complète lors des « binicasages » et des retrouvailles en baie. C’est prêter un bien curieux comportement à des éthyliques. On voit mal un vieil alcoolique s’imposer des économies sur son breuvage chéri, il aurait trop peur de les voir disparaître, volées par un collègue ou confisquées par le capitaine qui a le droit de répandre à la mer tout ce qui n’a pas été bu dans la journée.

 

« On ne doit pas mettre en réserve ses rations, surtout ses rations d’eau-de-vie. Toute ration d’eau-de-vie non immédiatement consommée doit être retirée ou supprimée »

Lettre de l’armateur Edgard Dufilhol 19 février 1895 au capitaine Floury du Perce Neige suivant P. Le Marec L’Aventure de la Mer p 64.

 

L’alcool, monnaie d’échange

 

En fait toutes les relations de mise en réserve d’alcool par les marins tant du Nord que Bretagne que nous connaissons montrent un but bien différent qui est de servir de monnaie d’échange pour le troc.

 

Il n’est pas exact de dire qu’au début du siècle l’Islande est déjà un pays totalement abstinent comme il va le devenir, mais l’alcool y est une denrée rare qui n’est pas fabriquée sur place et des règlements draconiens, qui vont évoluer rapidement vers la prohibition, en canalisent la circulation et la vente dans des établissements surveillés. C’étaient donc les Français qui amenaient leurs provisions liquides avec eux. Même Charcot donnait ses réceptions à Reikjavik avec la cambuse du Pourquoi Pas. A l’occasion d’un vol on a une idée des réserves « personnelles » des officiers du navire de surveillance La Manche ( 29janvier 1899 Brest 5 C 38 ). Les officiers stationnaires et les commissaires de la Marine sont ainsi à côté de leurs chaussures quand ils déclarent que ce sont les iliens qui fournissent de l’alcool en échange des vêtements des marins ! Ce sont au contraire les indigènes, producteurs de laine en surabondance par leurs innombrables moutons qui proposent des lainages, cache nez, chemises tricotées c'est-à-dire tricots de corps, moufles à deux pouces ( l’un des pouces replié est tenu en réserve pour quand, par suite d’usure on change de côté au gant ) en échange du « konjak » (cognac !!) économisé par les matelots.

 

Le biscuit de Paimpol, délice des islandais

 

A coté du konjak ( qui vient souvent des Charentes mais sans avoir l’appellation et ce n’est pas tout de même du trois-six d’origine teutonne coupé d’eau comme dans les bouges de Saint Pierre ) les iliens recherchaient les biscuits, ronds artisanaux des Bretons ou carrés industriels des Nordiques. Ces biscuits si décriés par les officiers et les médecins à qui on faisait du pain frais à bord faisaient les délices des islandais confrontés à leurs pains de seigle.

 

« Ce pain de Paimpol (biscuit) était tellement bon que même ceux qui ont pu goûter plus tard les plats les plus savoureux de la cuisine internationale, disent que rien ne l’a jamais égalé »

Mme V. Finnbogadottir préface à « Tonton Yves »

 

On n’est pas obligé d’être d’accord sur l’appréciation emphatique mais on doit admettre qu’il y avait des amateurs pour le biscuit.

 

Les pêcheurs locaux, très mal équipés, recherchaient aussi les lignes de pêche, même usagées, mais rien ne valait le konjak pour le troc. Les marins français ne disposaient pratiquement pas d’argent liquide et auraient pu avoir difficilement accès au whisky dont parle le docteur Chastang. Seule la bière aurait été à leur portée, cela aurait pu convenir pour les Dunkerquois, mais pour les Bretons faire des libations importantes avec le « staot saoz » la pisse d’Anglais n’était pas un programme réjouissant même si on admettait que la bière était plus supportable en baie qu’à bord. C’est sans doute la raison pour laquelle dans les rues de Patrixfiord on voyait surtout les américains en rupture de prohibition se tenir aux murs pour ne pas tomber (Docteur Pauchet 1892).

 

Ecoutons le son de cloche des Nordistes :

« L’alcool éventuellement stocké, en dépit du règlement, par certains marins, particulièrement la semaine précédant l’entrée en baie, vers fin mai, servait surtout de monnaie d’échange avec les habitants de l’île pour en obtenir des moufles ou autres peausseries ou objets »

Delahaye-Dupas (Pêcheurs à Islande 1988)

 

On retrouve la même destination chez G. Parcou (Un retour sur le passé 1984) du côté breton

« Il y avait presque toujours, non loin de là, un magasin où on trouvait de tout. J’allais y faire du troc. Je ne buvais pas d’alcool et je gardais ma provision dans ce but. En échange d’une bouteille de « cognac », j’avais eu une année un grand rabot, une autre année un moulin à hacher la viande pour faire de la saucisse ou du pâté, une autre année encore un sac de laine brute »

 

Eau-de-vie contre morues 

 

Quand à son compatriote Le Hoguillard (interview M. Colleu ) il raconte comment il avait monté un vrai commerce qui lui rapportait plus que la pêche, achetant du poisson avec son alcool économisé et le revendant à titre personnel en France après son retour :

 

« En même temps je me débrouillais pour acheter du poisson à de pauvres islandais avec de l’eau-de-vie. J’arrivais à faire de la fraude avec de l’eau-de-vie. Tout l’hiver j’allais à Lanvollon à vendre du poisson salé tous les vendredis. Au lieu de boire ma ration je la mettais dans ma bouteille. J’avais droit à un litre tous les vingt jours, 5 centilitres tous les matins, je savais la date qu’on devait aller dans le port, j’avais toujours quelques litres et je gagnais davantage avec quelques litres d’eau-de-vie que de tirer sur ma ligne.

Il ne fallait pas être pris ! En 1933 on a pas eu un centime parce qu’on avait été pris à Rékawik, là on a été pris. L’équipage avait vendu une bouteille de pernod le matin à un ouvrier d’Islande et lui a entamé la bouteille et commencé à boire au goulot. Le voilà carreau sur le trottoir, allongé comme un mort, la bouteille sur le côté. La police qui tombe dessus, la douane à la carabousse. Là il a dit « ship français », c’était nous. Moi je me rappelle, dans l’après midi je suis parti à laver mon linge, le lavoir se trouvait à pas moins de 3 kilomètres du port. Et au retour je rencontre un de l’équipage « Tu n’as pas d’alcool dans ta couchette ? » Si ! J’avais une bouteille de pernod ! J’avais aussi de l’eau-de-vie, deux ou trois bouteilles, ma ration. La douane est à bord à faire contre fouille »

 

Dans l’après midi à fouiller les couchettes ils ont trouvé de l’alcool : saisie du navire sur la rade, d’ici que l’armateur a payé l’amende. On est resté quarante huit heures sur la rade. J’ai jamais su quel prix ça avait couté ! Moi ils avaient pas tombé dessus : au pied de ma couchette il y avait une certaine épaisseur de paille, j’avais bien camouflé les bouteilles. C’est qu’on était signalés dans tous les ports islandais quand on est partis à Patrixfiord après, la douane à bord, saisie sur la cale, saisie sur la cambuse ! C’étaient les douaniers qui venaient le matin nous donner nos rations de vin. Là j’avais caché ce que j’avais sous la morue dans la cale. j’avais soulagé une quinzaine de morues, une pile. J’attendais jamais qu’ils allaient mettre la saisie en plus sur la cale : baisé pour avoir ma boisson pour acheter du poisson ! »

 

Contrebande et transactions

 

Quoique ces affaires de contrebande n’apparaissent pas souvent dans les rapports des officiers stationnaires en raison de leur petite échelle, il est probable que assez souvent une partie de la cambuse des Français prenait cette direction. Seules apparaissent des affaires de troc de barriques de vin par des capitaines ayant des difficultés financières pour régler leurs frais. Des Dunkerquois surtout car leurs armateurs n’étaient pas très généreux pour l’ argent du fond de roulement et d’autre part le vin chez eux ne faisait pas partie de la ration due au marin.

 

C’est ainsi que le commandant Pivet fait demander en 1899 au capitaine Clipet de l’Hirondelle et Blondel de la Violette tous deux de Gravelines de vouloir bien s’expliquer sur la vente de vin et de pommes de terre à un commerçant d’Isafiord, ventes signalées par le sysselmann local. Mais il faut reconnaître que ce troc se faisait aussi chez les Bretons comme le démontre la facture délivrée à la Marie Berthe de Dahouet en 1899 par le commerçant Johanesson de Patrixfiord.

 

Nos Bretons avaient aussi des antécédents de trafic d’alcool au French Shore de Terre Neuve selon une lettre transmise à la Chambre de Commerce de Saint Brieuc le 7 février 1891 par le commissaire de l’Inscription Maritime qui implique des armateurs et des capitaines. On ne pouvait sans doute pas toujours parler de contrebande car les transactions apparaissaient dans la comptabilité de certains négociants comme Olafur Johanesson de Patrexfjord qui commande du cognac veuve Lavard à livrer par une goélette de pêche.

 

J.G.

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