1 décembre 2012 6 01 /12 /décembre /2012 15:09

 

Tout le monde admet sans difficulté que la vie était extrêmement dure à bord des navires morutiers de grande pêche. Il ne pouvait guère en être autrement dans ces exils de six à huit mois au milieu d'éléments hostiles mais les intéressés acceptaient leur condition et même s'en prévalaient vis à vis du monde paysan.

Il faut rappeler que les pêcheurs des voiliers plaignaient ceux des chalutiers d'apparition récente et leurs cadences infernales. (Témoignage E. Coudroyer "Dans les houles d'Islande"). Ces conditions de travail exténuant sur les chalutiers ont persisté bien au delà des lois sociales et la dernière guerre.


Mais faut-il pour cela sombrer dans le misérabilisme et laisser croire que cette vie de grande pêche était un enfer en concentrant dans le temps et l'espace maritime tous les témoignages de misères. Les conditions de vie étaient absolument différentes avant et après la grande crise de 1886, après la guerre 14-18, chez les bretons et les dunkerquois, sur les voiliers et les chalutiers, sur le Banc et la côte de Terre-Neuve, à Islande et sur les graviers de Saint Pierre.

Il n'est pas possible de recevoir dans le martyrologe des mousses les misères réelles des "graviers", jeunes ruraux bas bretons des Côtes-du-Nord que quelques armateurs de Saint-Malo mais surtout de Granville exploitaient sans vergogne sur les côtes de Saint Pierre et Miquelon.

 


Vu les témoignages contradictoires il est assez difficile de se faire une idée objective du sort des mousses embarqués pour Terre-Neuve ou Islande et de décanter les exagérations tirées de cas exceptionnels et acceptées pourtant comme pratiques courantes par le public ému par la vie dure de ces enfants de quatorze ans et moins.

Il faut admettre que les mousses se faisaient régulièrement botter les fesses, les brimades de ce genre étaient dans les mœurs du temps et pas seulement dans la marine. Les derniers témoins de cette époque nous rapportent d'ailleurs qu'on ne s'en plaignait surtout pas à la maison, sous peine de recevoir la double par le père de famille.


"C'était au temps et ce temps-là n'est pas loin, c'était le temps où les mousses de Terre-Neuve et du Groenland étaient les souffre-douleur du bord, au temps où, comme disent les marins dans la crudité imagée de leur langage, "les fesses des mousses étaient le déversoir du trop plein de l'énervement de l'équipage".  (J.M.Quéau dit Père Yvon)


Le pilote de Dahouët, Hippolyte Guinard, selon A. Guigot, aimait dire en riant que dans sa vie de mousse islandais "il avait plus reçu de coups de pied au cul que de félicitations".


Ce sont les offenses à son postérieur que relate le cancalais Convenant, ancien "galérien des brumes" mais il précise:  "Les matelots en avaient reçu étant mousses, ils en distribuaient étant devenus matelots. L'honnêteté m'oblige à reconnaître que je n'ai été martyrisé par quiconque et que je n'ai aucunement été témoin de graves sévices. Gifles et coups de pied au cul ne m'ont pas épargné, mais s'ils me vexaient et m'humiliaient ils ne m'ont jamais fait grand mal".


Il est inévitable que les garnements et les paresseux en prenaient plus que les autres, ce qui semble bien être le cas du nommé Le Tiec, mousse déserteur de la goélette Louis Philippe en Norvège en 1862.

"A savoir que le mousse Le Tiec était un assez mauvais sujet, paresseux, sale, mauvaise tête, que ses nombreux défauts lui avaient bien valu quelques poussées de la part du Capitaine mais rien de grave et de nature à incriminer la conduite de ce capitaine qui est connu pour un homme doux et loin d'être brutal. (Rapport commissaire de Paimpol-Brest 5 P2 8)


Car doit-on croire sans scepticisme toutes les histoires d'horreur qu'on nous raconte à propos de ces gamins ?


"Plusieurs de ces mousses de Terre-Neuve ou d'Islande n'attendent pas d'être morts pour disparaître dans l'abîme. Il y a d'abord ceux qu'on y jette. C'est une atrocité qui s'est vue. Il y a aussi ceux qui s'y jettent eux-mêmes, préférant aller nourrir les morues que d'être torturés par ceux qui les pêchent. Dans l'un et l'autre cas ils sont portés sur les journaux de bord comme s'étant noyés par mégarde". (Anatole le Bras 1898)

Le Bras est plus à l'écoute des bistrots de Paimpol (affaire Aristide-Marie-Anne) que des prétoires de la justice.


Si à Terre-Neuve il a bien existé des cas de mousses martyrisés et même trucidés par le capitaine devenu fou, comme ce mousse, dont le cadavre fut ramené à Saint Pierre et Miquelon dans une barrique de sel, les jugements des tribunaux ne manquent pas de cas peu glorieux pour le genre humain mais qui se passent aussi bien sur les navires caboteurs (martyr du mousse Anézo du Lougre Georges-Henri) que les autres.

A Islande tous les hommes restaient à bord et seraient certainement intervenus tandis que sur les caboteurs et sur les trois-mâts mouillés sur le Banc de Terre-Neuve, où les dorissiers laissaient seuls à bord le capitaine et les mousses pour aller aux lignes, des dérapages odieux dépassant la simple taloche pouvaient se produire plus facilement.


UN DRAME à Terre-Neuve. (Publicateur des C.D.N. 1902) :

"On sait que les navires de grande pêche sont ancrés en plein océan et que chaque matin les pêcheurs quittent le bord, deux par deux en doris, pour pêcher la morue et ne rentrer que le soir avec leurs prises.

Le 22 Juillet étaient restés seuls à bord de la Champagne, le capitaine Chevallier, le mousse Guillou de Saint-Malo et le novice Lesage originaire des Côtes-du-Nord. Et c'est dans le cours de la journée que le capitaine a tué ces deux enfants à coups de hache et les a ensuite jetés à la mer.

Le capitaine Chevallier (que les hommes ont retiré de la mer où il s'était jeté) vient d'être rapatrié par le navire hôpital Saint François d'Assise".


Dans les conditions des campagnes d'Islande des sévices importants sont difficiles à concevoir sans interventions de témoins surtout que l'enfant était embarqué sous la surveillance d'un parent ou d'un ami "père de mousse". Les tribunaux ne semblent pas rapporter de cas sérieux mais quelques cas de brutalité.


" les mousses d'Islande sont toujours embarqués sur des navires sur lesquels se trouvent leur père ou leur frère comme matelot, officier ou même capitaine.

Ils sont bien traités et font en général le service du poste arrière, parfois un peu de cuisine. Ils pêchent de temps en temps et sans être des enfants bien vigoureux, ils sont capables de supporter leur existence et s'habituent de bonne heure à cette vie si dure qu'il faut l'avoir fait dans sa jeunesse pour l'aimer" (Le Cannelier, Officier stationnaire en Islande 1902).


Il est confirmé que sur les goélettes bretonnes les mousses n'étaient pas employés normalement à la pêche ni à la préparation du poisson.


Mais son collègue Kergrohen de Kermadio était plus sévère en 1901 :

"Au cours des visites faites cette année par les officiers de la Manche, on n'a trouvé que des mousses sachant lire et écrire, mais il y a une forte proportion d'enfants mal venus et mal constitués"...

"Le mousse fait la cuisine et sert de domestique aux officiers. Il est souvent brutalisé par tout le monde et porte la trace des coups qu'il a reçus. Ce n'est pas avec la nourriture qu'il a et la vie qu'il mène qu'il peut se développer convenablement du point de vue physique. (Je ne parle pas du point de vue moral) et on ne peut guère compter qu'il deviendra un bon et solide marin"

La scolarisation des jeunes avant embarquement était donc réelle. On ne devait prendre que ceux qui savaient lire et écrire. Les exceptions étaient rares.

 

 

"Les prescriptions qui les concernent n'ont pas été toujours suivies. Je signalerai Sainte Eugénie,  Emile,  Martha,  Domino, Léontine, Alma, tous de Dunkerque et la  Confiance de Gravelines où les officiers visiteurs ont constaté que les mousses ne savaient ni lire ni écrire" (Lefournier officier stationnaire 1907).


Les actes de brutalité, tant sur les hommes que sur les mousses, qui arrivaient aux oreilles des autorités étaient traduits devant le tribunal maritime et commercial.


Tribunal Maritime et Commercial de Paimpol 1882 Brest 5 P8 1 :

"Sur plainte du mousse attendu que des dépositions des témoins, en fait que le maître au cabotage Le Saux, capitaine de la Georgette, a, en diverses circonstances, frappé le mousse et d'autres hommes d'équipage. Que ces faits constants établissent à la charge de ce capitaine des habitudes mauvaises, répréhensibles et des abus d'autorité. Que, notamment, le 11 Juin courant le capitaine a brutalement frappé son mousse d'un coup de pied au visage et l'a ensanglanté.

Le capitaine Le Saux est déclaré coupable. ( un mois de prison et recours en grâce refusé par le ministère).


Le problème le plus grave pour les mousses tenait dans les tentatives de suicide réussies ou non. Mais ceux-ci ne relèvent pas obligatoirement de persécutions mais de psychopathologie que l'on connait actuellement sous la rubrique suicides des jeunes et plus particulièrement communs chez les bretons encore à l'heure actuelle. On peut supposer que le stress de cette vie difficile déjà pour certains adultes non adaptés agissait défavorablement sur le psychisme de certains enfants.


Rapport de l'officier stationnaire Houette en 1895 :

"Le mousse des Quatre Frères de Dunkerque est mort de nostalgie le 26 avril et a été enterré à Faskrudfjord".


Rapport du capitaine de la goëlette Nod Covende paimpol en 1904 :

" Le 16 avril 1904, belle mer, beau temps, toutes voiles hautes. A six heures du soir le mousse et le novice ont une discussion dans le poste d'équipage lorsque le dénommé Arel, matelot à bord, fit observer le silence en leur disant que s'ils voulaient faire du potin il fallait monter sur le pont. A ces mots, le dénommé Pierre, mousse à bord a répondu que s'il le gênait, il ne le gênerait pas longtemps et il est monté sur le pont aussitôt et s'est jeté à la mer. J'ai fait débarquer deux embarcations et tous les efforts pour le sauver mais inutilement "


Enseigne de vaisseau Capronier à M. Le Capitaine de Frégate commandant le Lavoisier

Brest 5 C42 :

"Commandant.

Conformément à vos ordres du 8 mai j'ai procédé à une enquête complète sur les conditions d'existence du mousse Sévéno sur la goëlette  La Paimpolaise de Paimpol. "

"Cet enfant (il a 14 ans, sait lire et écrire) fait la cuisine à l'exclusion de la pêche. Son travail n'a pas paru exagéré. Le capitaine m'ayant dit qu'il avait essayé de se jeter à la mer quelques jours après le départ de Paimpol, j'ai voulu connaître les raisons de cet acte de désespoir qui m'ont semblé nombreuses et diverses. Il y  a  d'abord du dépaysement car c'est la première fois que le jeune Sévéno embarque pour l'Islande. Son caractère très renfermé, son extrême nervosité n'ont pas été sans agir sur sa détermination.

Comme acte de brutalité exercé contre lui, je n'ai pu relever que celui de Le Bechec, matelot du bord, l'ayant frappé à la tête au point d'occasionner une bosse, au début de la campagne, un jour qu'il était ivre et que la soupe n'était pas prête à l'heure"


"J'ai demandé à Sévéno, s'il serait heureux de quitter son bateau pour embarquer sur un autre. II s'y est absolument refusé et le capitaine m'a promis de veiller attentivement sur lui. J'aurai désiré qu'on le fit coucher dans le poste arrière. Malheureusement les dispositions du bord ne semblent pas s'y prêter. Je crois qu'il eut été mieux que devant, éloigné du contact des deux matelotsLescouvarch Auguste et Le Béchec, alcooliques invétérés, brutaux et peu intéressants, qui peuvent devenir un danger pour cet enfant."

"Voici, commandant, le petit nombre de faits que m'a révélé l'enquête. Je n'ai pu faire signer de plainte au jeune Sévéno puisqu'il a fini par me déclarer qu'il était heureux à bord et ne voulait pas quitter son capitaine".


Reykjawwick le 9 Mai 1905.  P.Capronier :

…le matelot Le Béchec a été puni de 4 jours de prison et le matelot Lescouvarch sévèrement admonesté…


Dans les années 1900, à l instigation d'organisations charitables, furent lancées contre la grande pêche des accusations d'incitation à la débauche, alcoolismes et sévices sexuels, à l'égard des jeunes mousses et novices.

Ces accusations furent rejetées après enquête par les officiers de surveillance. "Ces enquêtes ont été inutiles."

" En effet, sans nier la possibilité de faits monstrueux, nous avons été unanimes à les croire peu probables, car le mousse a sur chaque goélette un proche parent, souvent son père"

(Rapport médical du Lavoisier 1904)


Finalement c'est, avant tout, l'aspect dénutrition de ces enfants qui frappera les observateurs mais il faut faire remarquer de suite que cet état misérable n'est pas dû à la vie en Grande Pêche mais à la misère endémique qui régnait sur les départements bretons au XIXème et en particulier dans les Côtes-du-Nord.


J.G.

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