1 juin 2020 1 01 /06 /juin /2020 08:00

 

Une longue lettre de Jean HAMONET, capitaine et armateur de Dahouët, fit l’objet d’un article paru dans le journal « Le Réveil Breton » (numéros 187 et 188 du 13 et 14 Août 1888, disponibles sur internet aux Archives Départementales des Côtes d’Armor).

Nous vous la proposons dans son intégralité, en deux parties.

 

1ère partie :

 

« 

Lettre d'un Pêcheur d'Islande.

Patrix-Fiord, le 20 juillet 1888.

 

Mon cher Directeur,

 

Un numéro du Petit Journal, daté du 31 mai dernier, qui vient de me parvenir, me rappelle la promesse que je vous ai faite, avant mon départ pour l'Islande, de vous donner quelques détails sur notre pêche.

Le numéro du Petit Journal que j'ai sous les yeux, publie l'énumération des sinistres qui ont eu lieu cette année sur les côtes d'Is­lande, et qui, comme vous le savez sans doute, sont plus nombreux que jamais. Votre confrère termine cette longue nomenclature par ce cri de pitié :

 

PAUVRES PECHEURS D’ISLANDE !...

 

Ce cri, je n'en doute pas, trouvera encore plus d'écho dans le cœur de tous ceux qui s'intéressent aux hommes et aux choses de la mer, si votre journal juge à propos de publier ces quelques notes que je vous envoie de Patrix-Fiord où je suis en relâche pour faire de l'eau et attendre le paquebot devant emporter ma lettre.

 

C'est dans les premiers jours de mars que les pêcheurs de morue Français quittent les ports de la Manche pour l'Islande. Vous sa­vez ce que sont les bateaux qui vont à la pêche : de petites goëlettes de 150 à 200 tonnes au plus, souvent même moins ; ex­cellents bateaux pour la mer, s'il ne s'agissait que de faire le cabotage sur les côtes de France, mais bien fragiles coquilles pour affronter les grandes vagues de l'Atlantique Nord, qui les secouent, balayent, broient sans pitié. II y a là-dessus une vingtaine d'hommes ayant presque tous laissé là-bas, sur la terre de France, femmes et enfants.

 

Le voyage d'aller qui s’accomplit généralement en 10 ou 12 jours, est toujours très­ pénible à cause de la saison. Aussitôt arrivés sur les côtes Sud de l'Islande, c'est à dire entre le 63° 30’ et 64° de latitude nord, la pêche commence.

 

Islande (APMD)

Islande (APMD)

 

Ce qui distingue, entre autres choses, la pêche à la morue en Islande de la pêche sur le grand banc de Terre-Neuve, c'est qu'ici les bateaux ne peuvent pas mouiller ; les fonds sont trop considérables, la mer trop dure, la pêche trop incertaine sur le même point. II faut tout le temps tenir la cape sous la grand'voile et, en dérivant, le fond qui était d'abord de 100 mètres augmente rapi­dement. Cela seul rend déjà la pêche beaucoup plus pénible. Ajoutez que la côte sur une Iongueur de plus de cent lieues n'offre pas un seul abri ou les bateaux puissent se réfugier en cas de gros temps ou d'avarie ; quoi qu'il arrive, il faut tenir la mer.

 

Quand le navire est arrivé à environ trois milles de terre, le capitaine fait monter tout l'Équipage sur le pont et le divise en trois bordées commandées chacune par un officier. Pendant toute la durée de la pêche, il y aura alternativement deux bordées de quart et une qui se reposera ; le quart est ici de trois heures.

 

Quand le service est ainsi réglé, tout le monde passe à l'arrière ; le capitaine ou un matelot fait une courte prière pour demander au ciel aide et protection, puis chaque homme va se placer au poste de pêche que le sort lui a désigné, c'est-à-dire contre les bastingages, à un mètre l’un de l'autre, du côté du vent. Au commandement, toutes les lignes sont jetées à la mer et c'est à qui attrapera la première morue, suivie bientôt de quelques autres, puis de centaines, puis de milliers, jusqu'à ce que le bateau ait son plein chargement.

 

 

La goélette à la cape, en situation de pêche (APMD)

La goélette à la cape, en situation de pêche (APMD)

 

Nos pêcheurs sont là alignés, tirant cons­tamment sur leur lourde ligne qui n'a pas moins de 200 mètres de long et que terminent un plomb de 3 kilos et 2 hameçons ; la pluie, le givre, Ia neige les aveuglent souvent, le vent leur crache à la figure des embruns glacés et, malgré leur surouët, leur ciré et leurs bottes ils seraient gelés jusqu'aux moelles sans l'exercice pénible auquel les contraint la manœuvre de cette ligne. II leur faut, en effet, constamment déhaler celle-ci à longueur de bras pour accrocher les mo­rues par surprise, tantôt sous la gueule, tantôt par toute autre partie du corps ; ils ne peuvent attendre, pour tirer, de sentir mordre le poisson, comme on peut le faire avec une palangrotte. La Iongueur, la grossièreté, le poids de la ligne, la traction qu'elle exerce par l'effet de la dérive, ne permettent pas au pécheur de sentir si « ça mord », d'autant plus qu'il est obligé d'avoir aux mains de gros gants garnis de 3 ou 4 doubles d'une forte étoffe de laine.

 

II arrive quelquefois que l’on prend qua­tre à cinq cents morues pendant la durée d'un seul quart, mais cela arrive rarement. Le plus souvent, après une demi-heure de pêche sans succès, il faut appareiller pour aller chercher ailleurs un parage plus pois­sonneux. II faut alors établir toutes les voi­les, les orienter, se remettre en route, pour une demi-heure ou une heure au plus, puis reprendre la cape et recommencer à pêcher, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on ait trouvé un endroit propice. Rien n’est plus pénible que de manœuvrer jusqu'à dix fois dans la même journée, les voiles toutes raides de glace, les cordages tout couverts de givre, sur le pont que recouvrent les embruns et souvent les paquets de mer : les lignes de pêche elles aussi, avec leur enveloppe de glace, sont difficiles à tenir dans les mains, et cependant il faut sans s'arrêter, ni jour ni nuit, songer à la pêche, car le navire attend son chargement, l'armateur et le marchand de morues attendent avec impatience le résultat de la campagne.

 

Aux dangers que le mauvais temps fait courir au navire, se joint encore Ie danger d'un abordage, car nous sommes souvent dix, vingt, trente bateaux pêcheurs, dans un rayon de cinq à six milles, dérivant les uns sur les autres.

Cependant la nuit arrive, il faut appareiller une dernière fois et préparer le produit de la pêche de la journée pour le salage. C'est alors que les pécheurs ont réellement à souffrir du froid ; pendant le jour ils ont forcément réchauffé leurs membres engour­dis soit en manœuvrant les lignes, soit en manœuvrant les voiles ; mais pour préparer les morues amoncelées sur le pont et à moi­tié gelées. il n'y a plus à faire la même dépense de forces.

 

Chaque homme est maintenant à son poste pour ce nouveau travail. Le capitaine est à la barre, un matelot est de veille au bossoir, les autres se distribuent ainsi les rôles : un piqueur éventre la morue, un autre, le décolleur, lui retire le foie destiné à faire l'hui­le, puis les intestins et enfin coupe la tête ; un troisième, le trancheur, lui enlève une partie de l'épine dorsale depuis le nombril jusqu'au cou ; un quatrième, le gratteur, gratte le sang coagulé sur les morues puis les jette, ainsi préparées, dans une baille pleine d'eau de mer et un cinquième les lave soigneusement ; enfin ce dernier les fait passer au saleur dans la cale, ou elles sont empilées après avoir été salées convenable­ment.

 

Travail de la morue  (APMD)

Travail de la morue (APMD)

 

Tous ces hommes, sont là sur le pont, cou­verts de sang et de débris de poisson, tra­vaillant chacun à la tâche qui lui a été assignée, au milieu de la nuit, par un froid de 5 ou 6 degrés au-dessous de zéro, arrosés à chaque instant par les embruns de la mer qui viennent se congeler sur leur barbe, sur leurs capotes cirées, avec des onglées qui feraient tomber en faiblesse des hommes moins endurcis... Vos lecteurs croient peut-être que j'exagère et cependant il m'est im­possible de vous donner une idée exacte des souffrances de toute sorte qu'endurent ces malheureux pendant leurs six heures consécutives de travail.

 

Comment font-ils pour y résister ? — Mais comme font tous nos marins chaque fois que le devoir professionnel et le besoin de ga­gner leur vie les condamnent à quelqu'un de ces rudes métiers auprès duquel toutes les misères de vos travailleurs les plus malheureux sont bien anodines.

 

Vous croyez peut-être que nos pêcheurs se plaignent ? — Oui, ils se plaignent quelque­fois quand la pêche est mauvaise ; mais quand la pêche est bonne, on les entend chanter à tour de rôle, tout en poursuivant leur rebutante besogne, ces interminables chansons bretonnes auxquelles tous les hom­mes répondent en chœur, tandis que le vent du Nord hurlant dans les cordages, que la mer frappant sourdement contre les flancs du navire, que les goëlants se disputant les débris de poisson jetés à la mer forment à leurs chants monotones un accompagnement d’une harmonie pleine de tristesse.

»  

 

A suivre ...

 

NB : Les trois illustrations ne sont pas incluses dans le texte original.

 

D.C.

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